1. Critique de la morale théologique

Selon Arthur  SCHOPENHAUER (1788-1860), « [...] le fondement sur lequel Kant a établi la morale, et qui depuis soixante ans, passait pour solide, s’abîme sous nos yeux dans ce gouffre profond, qui peut-être jamais ne sera comblé, des erreurs philosophiques : il se réduit, nous le voyons clairement, à une supposition insoutenable, et à un pur déguisement de la morale théologique. Les tentations antérieures pour fonder la morale peuvent encore moins nous satisfaire. [...] Ce n’est d’ordinaire qu’affirmations sans preuves, tout en l’air, et en même temps, comme on a vu par exemple de Kant même, subtilités artificielles, exigeant les distinctions les plus fines, assises sur les notions les plus abstraites, combinaisons pénibles, règles pour la recherche, propositions qui se tiennent en équilibre sur la pointe d’une aiguille, maximes perchées sur des échasses, du haut desquelles on perd de vue la vie réelle et ses tumultes. »

« morale théologique »… Pour situer celle-ci, il convient de s’arrêter sur ce que peuvent être les enjeux d’une « théologie ». La théologie se distingue de la mythologie en ce qu’elle se rattache au monothéisme par opposition au polythéisme des diverses mythologies. L’élément essentiel de cette différenciation réside dans le fait que, pour la théologie – et cela nous donne l’occasion de reprendre un « bon mot » de Lacan : « Y a d’ l’un ». La référence fondamentale de la théologie, le principe premier –extrêmement simplificateur, rassurant et « totalitaire » – c’est qu’il y a cette « unité originale » dont tout le reste découle… Pourquoi donc ne pas l’appeler « Dieu » ? Or, dès que « Dieu » (l’unique) apparaît quelque part dans une bouche humaine, l’unité de départ est donnée… et sans coup férir. La démonstration est dans le mot, tout simplement. Comme dirait l’autre : il suffisait d’y penser. Et désormais, il devient effectivement inutile de penser : « On pense » pour nous dans la boîte noire dénommée « Dieu ».

Ce qui nous préoccupe alors, c’est de voir si Schopenhauer va réussir à nous conduire sur un territoire qui ne serait pas simplement une annexe de la théologie, et de la morale qui va avec…

Publié dans : Non classé | le 15 août, 2012 |Pas de Commentaires »

2. La conscience comme substrat infaillible… à l’image de Dieu

Revenant sur les concepts développés par Kant à propos du fondement de la morale, Schopenhauer considère que « tout cela est excellent, pour faire résonner les murs d’une salle, et exercer l’esprit à la pénétration : mais ce n’est pas de là que peut venir cette voix, bien réelle pourtant, qui se fait entendre en chaque homme, et qui l’invite à être juste et bon ; ce n’est pas là de quoi tenir en échec nos tendances si fortes à l’injustice et à la dureté, ni enfin pour donner leur force légitime aux reproches de la conscience : car de les justifier par ceci, que ces maximes subtiles ont été transgressées, c’est vouloir les rendre ridicules. Non, pour qui traite les choses sérieusement, ces combinaisons artificielles de concepts ne peuvent plus contenir le vrai principe qui nous pousse à être justes et charitables. Ce principe bien plutôt doit demander peu de méditation, encore moins d’abstraction et de combinaison ; il doit, indépendamment de toute culture intellectuelle, s’offrir à chacun, aux plus simples des hommes, se révéler à la première intuition, et nous être comme imposé directement par la réalité des choses. »

Au-delà du silence des beaux discours extérieurs qu’il imagine avoir fait taire ou mis entre parenthèses, Schopenhauer pense qu’il est possible d’entendre une « voix bien réelle » qui « invite à être juste et bon » : la « conscience »… Voilà bien un « machin » que Nietzsche nous a appris à ne considérer qu’avec la plus grande méfiance, et Freud, et Lacan après lui. Mais pourquoi donc cette méfiance ? Elle se rattache au fait que la conscience puisse être là, dans notre intérieur, et nous y faire la morale : c’est effectivement très suspect… « Elle » nous parle… « Elle » nous dit quelque chose qui peut et doit nous atteindre très directement : des  »reproches » ! De quel droit ? Sait-elle vraiment de quoi elle parle ? Sans doute… Mais, alors, qui est-elle ? Appartient-elle à une structure collégiale, à un comité de réflexion, ou bien s’exprime-t-elle à titre personnel ? Et que fait-elle chez chacun(e) de nous ?…

Ce qui est certain, c’est que, pour Schopenhauer, elle est « le vrai principe qui nous pousse à être justes et charitables »…  

Or, sous le masque de ce « vrai principe », nous avons soudainement l’impression de reconnaître quelqu’un… En tout cas, nous dit notre auteur, « il doit »… »s‘offrir à chacun », « se révéler à la première intuition », et ce qui est essentiel pour nous éviter d’avoir le moindre doute, « nous être comme imposé directement par la réalité des choses ».

Tiens ! c’est quoi, ça : l’imposition par la réalité des choses ?… La loi ? le droit ? les tribunaux ? la matraque ? le fusil?… Ou tout simplement l’incapacité matérielle de prendre un minimum de recul (intellectuel, pourrait-on oser, en utilisant les grands mots)?…

Mais alors, si l’objectif est d’atteindre « le vrai principe qui nous pousse à être justes et charitables« , nous voici tout de même un peu décontenancés. Allons-vous véritablement être justes et cha-ritables de notre propre chef ? Ou bien, seulement par délégation de la lucidité exclusive du premier principe ? (Décidément, même avec sa fausse barbe, nous croyons l’avoir reconnu, le gaillard qui s’est glissé à l’intérieur !)

Publié dans : Non classé | le 10 juillet, 2012 |Pas de Commentaires »

3. Comment d’un principe erroné on peut déduire la vacuité de la raison humaine

Chevauchant toujours cette notion bien rassurante de conscience infaillible, notre philosophe poursuit : « Qu’on jette un regard sur cette liste trop courte où Aristote, dans son « De virtutibus et vitiis », a énuméré toutes les vertus et tous les vices ; on verra que tous doivent être regardés comme des états innés, et ne peuvent être véritables qu’à ce prix ; quand on voudrait se les conférer par un acte de la volonté, à la suite de méditations raisonnées, ce serait en somme, pure hypocrisie et mensonge ; aussi, viennent des circonstances pressantes, et il ne faut plus compter qu’elles se conservent et résistent. Autant en peut-on dire de cette autre vertu, la charité : elle fait défaut chez Aristote, comme chez tous les anciens. [...] »

Le fait de convoquer Aristote ne suffit pas à masquer une extrême confusion : vertus et vices sont-ils des « états » ? Ne sont-ce pas plutôt des qualifications qui viennent s’appliquer à des actes ?

Des états « innés » ? Nous y perdons décidément notre latin, notre grec et tout le reste… Car, dans ce cas, comment punir le vice et sanctifier la vertu ? Des états « véritables » ? Si on veut… mais, à quoi bon ?

En présence de ce charabia, faudrait-il aller jusqu’à mettre en doute la traduction française ?

Ou bien aider un peu Schopenhauer, en essayant de préciser ce qu’il veut peut-être nous dire ?… Si nous choisissons cette dernière option, nous pouvons nous rabattre sur la continuité qui semble lier cet extrait au précédent… La compréhension du caractère vicieux ou vertueux d’un phénomène serait immédiate. Elle n’exigerait aucune réflexion approfondie, aucune recherche de ce qui se dissimule peut-être derrière l’aspect immédiatement visible d’une action, etc… Toute tentative (tentation ?) d’investigation dans ce sens ne pourrait en effet déboucher que sur de l’ »hypocrisie » et du « mensonge« . Si la présente interprétation est la bonne, alors, en toutes circonstances, nous savons que nous faisons (que nous avons fait) le mal, de même que nous savons que nous faisons (que nous avons fait) le bien. Point final. Et les autres jugent ainsi (et aussi) de nous comme d’eux-mêmes à la vitesse éclair et sans la moindre hésitation.

Après quoi, et fort heureusement en somme, Schopenhauer peut ajouter à l’énumération d’Aristote l’élément central de l’apport spécifiquement dû à l’épopée du dénommé Jésus : la charité. Dont acte. Voilà de quoi nous remettre un minimum de baume au coeur… dans un contexte où ça canarde de tous les côtés à la fois et en n’épargnant jamais personne (sauf « mensonge » et « hypocrisie« ).

Publié dans : Non classé | le 15 juin, 2012 |Pas de Commentaires »

4. Un prédicateur qui s’ignore

Pour donner un fondement à son allégation du caractère inné et véritable de la vertu, Schopenhauer soutient que « [...] le premier qui ait mis en lumière cette grave vérité, c’est Kant, dans sa théorie, pleine de grandeur, des deux caractères : le caractère empirique, qui est de l’ordre des phénomènes, et qui en conséquence se manifeste dans le temps et par une multiplicité d’actions ; puis, au fond, le caractère intelligible, c’est-à-dire l’essence de cette même chose en soi, dont l’autre est simplement l’apparence : ce caractère intelligible échappe à l’espace et au temps, à la multiplicité et au changement. Ainsi, mais non pas autrement, peut s’expliquer cette rigidité, cette immutabilité étonnante des caractères, que la vie nous apprend à reconnaître, et qui est la réponse toujours irréfutable de la réalité, de l’expérience, aux prétentions d’une certaine éthique : j’entends celle qui croit améliorer les moeurs des hommes, et qui nous parle de « progrès dans la vertu » ; tandis que, le fait le prouve assez, la vertu est en nous l’oeuvre de la nature, non de la prédication. »

Pas sûr que Schopenhauer ait lu Kant dans le texte (c’est pour Platon que le noumène est assimilé à la réalité intelligible)… Or, en séparant le phénomène du noumène, et en démontrant qu’il est possible et donc nécessaire de les séparer, le philosophe de Königsberg voulait justement contenir l’intelligence humaine en-deçà de toute prise sur le noumène et réciproquement : il veut la libérer, et avec elle l’individu, de toute l’emprise que l’au-delà est susceptible d’exercer sur l’être humain et… sur sa conscience, par le biais en particulier de critères religieux qui ne peuvent avoir, en réalité (c’est-à-dire : dans l’empirie) aucune validité. Leur validité, s’il faut leur en concéder une, ils ne la possèdent que dans le champ spécifique de la foi… qui, comme chacun sait, est, elle, une stricte affaire… d’intériorité. Par dérision, nous pouvons d’ailleurs indiquer à Schopenhauer qu’il lui est tout à fait loisible de s’y enfermer avec lui-même…

Il restera à voir que c’est précisément ce qu’il fait…

En attendant, Arthur aura encore réussi à se prendre magnifiquement les pieds dans le tapis de la philosophie. Prenons son dernier bout de phrase : « la vertu est en nous l’oeuvre de la nature ». Il y insiste donc : elle serait innée. Mais, alors, pourquoi nous en parler ? Laissons-la faire, et tout ira pour le mieux sous des conditions qui nous échappent totalement… puisque la nature y règne, et sans blablabla.

Or, voici qui est étrange : pourquoi Schopenhauer s’en prend-il à la « prédication » ? Pourquoi ce mot-là, et pas un autre ?

En tout cas, blablabla ou prédication, sa phrase sur « la vertu… » se décompose logiquement comme suit :

sujet = « la vertu »

copule = « est »

prédicat = « en nous l’oeuvre de la nature »

Quoi qu’il en soit de l’usage religieux du mot « prédication », techniquement, et par le simple fait d’affirmer l’une des caractéristiques possibles de la vertu, Schopenhauer est déjà lui aussi dans la « prédication » jusqu’au cou… Pour échapper à la prédication, il lui faudrait tout bonnement se taire. Ce qui serait tout de même embarrassant pour cette immense bonne volonté qu’il met à nous « prouver » que, etc…

Publié dans : Non classé | le 27 avril, 2012 |Pas de Commentaires »

5. Derrière l’amour du prochain, un grand Autre … castrateur ?

Pour mieux nous convaincre du caractère nécessairement inné et véritable  de  ce  qu’il  appelle « l’amour du prochain » dont  il n’a de cesse de se faire le chantre tout en s’en défen-dant,  Schopenhauer  en vient  à  nous affirmer que  « cette honnêteté ordinaire, dont les hommes usent dans leurs relations, dont ils font le principe, le roc où est bâtie leur vie, à dire le vrai, [...] a pour cause principale une double contrainte : d’abord, les lois établies, qui assurent à chacun dans l’étendue de son droit la protection de l’Etat ; ensuite le besoin évident pour chacun d’avoir un bon renom, de l’honneur au sens mondain, faute de quoi on ne peut faire son chemin : par là en effet, nous ne faisons jamais une démarche que l’opinion publique ne nous regarde : sévère, impitoyable, elle ne pardonne pas un faux pas, elle en garde rancune au coupable jusqu’à la mort ; c’est une tache ineffaçable. »

C’est ici que s’annoncent les choses sérieuses… Si nous rangeons l’ordre symbolique du côté d’une certaine (im-)puissance paternelle et si nous sommes dans l’obligation de reconnaître que Schopenhauer nous a fait jusqu’à présent manquer le rendez-vous que nous aurions pu avoir avec cet ordre symbolique et cette même (im)puissance paternelle, nous ne sommes pas étonnés le moins du monde de nous retrouver tout à coup face à la forme première et mortifère du grand Autre : la Mère. En politique, cette puissance mortifère se donne les traits de l’ »État protecteur ». Nous nous trouvons désormais retranchés quelque part derrière l’administration, la police, la justice, l’armée, etc… C’est vrai que, vue d’ici, la morale est autrement intelligible : les mandats d’amener, les matraques et les fusils sont prêts et nous indiquent le sens de l’Histoire. Il ne manque plus que de désigner les coupables.

Et Dieu sait qu’il y a du monde de ce côté-là puisqu’une source particulière nous indique que, pour Schopenhauer, « l’Etat est une puissance coercitive dont l’unique fin est de protéger les individus les uns contre les autres, et tous contre l’ennemi extérieur ».

Malheureusement, nous découvrons, dans le même temps, qu’avec cet autre gendarme qui s’appelle le « qu’en dira-t-on ? », l’État n’atteint que certains signes extérieurs dont rien ne nous dit qu’ils correspondent à une véritable authenticité morale interne…

Publié dans : Non classé | le 10 mars, 2012 |Pas de Commentaires »

6. Jugement et sanction des actes : vers l’élaboration d’un processus de culpabilisation

Schopenhauer va saisir l’occasion d’aller au devant d’éventuels contradicteurs en reprenant à nouveau à son compte la nécessité de faire appel à l’expérience pour découvrir le fondement de l’éthique :  « Peut-être m’objectera-t-on que la morale n’a pas à s’occuper de la conduite que les hommes tiennent ; que cette science a à déterminer comment les hommes doivent se conduire. Mais c’est là justement le principe que je nie [...]. Pour moi, tout au contraire, je propose à la morale ce but, d’exposer les diverses façons dont les hommes se conduisent, entre lesquelles, au point de vue du moraliste, les différences sont si grandes, de les expliquer, de les ramener à leurs principes derniers. Dès lors, pour découvrir le fondement de l’éthique, il n’y a qu’une route, celle de l’expérience : il s’agira de rechercher si absolument parlant, il se rencontre des actes, auxquels il faut reconnaître une valeur morale véritable, tels que seraient des actes d’équité spontanée, de charité pure, des actes inspirés par une réelle noblesse de sentiments. Il faudra ensuite les traiter comme des phénomènes donnés, qu’il s’agira d’expliquer correctement, c’est-à-dire, de ramener à leurs causes vraies ; donc nous aurons à découvrir les motifs propres qui décident les hommes à des actes de la sorte, si différents en espèce de tous les autres. Ces motifs, et la faculté d’en éprouver les effets, voilà quel sera le principe dernier de la moralité ; la connaissance de ce principe nous donnera le fondement de l’éthique. »

Ainsi notre désarroi n’aura-t-il été que de très courte durée : au nom sans doute d’un empirisme qui a le mérite de nous éloigner des « subtilités artificielles » de Kant et Cie, c’est sur le spectacle que donne la conduite des hommes que va pouvoir s’orienter le regard discriminant du moraliste pour en déduire les principes derniers qu’elle manifeste. À ce moment, le jugement moral pourra s’abattre sur tel ou tel protagoniste en décrétant : « valeur morale véritable » ! « équité spontanée » ! « charité pure » ! « réelle noblesse de sentiments » !

Avec un peu d’intuition, nous pressentons qu’à ce petit jeu, s’il peut certes y avoir beaucoup d’appelé(e)s, il risque d’y avoir assez peu d’élu(e)s…

Mais, peu importe, puisque nous ne faisons que passer. Or, en approfondissant encore un peu l’expérience, nous n’allons pas tarder à déboucher sur les « vraies causes« , les « motifs« , d’où nous remonterons vers les « effets« , de façon à boucler la boucle : immanquablement et à travers une expérimentation tout à fait scientifique, nous aurons enfin établi le « fondement de l’éthique« … Au bénéfice de qui ? Mais, c’est bien sûr : de la Mère mortifère…

Encore un petit détour, et nous y reviendrons… peut-être.

Publié dans : Non classé | le 14 février, 2012 |Pas de Commentaires »

7. Jouissance (inconsciente) et frustration : une dialectique redoutable

Aveuglé par une image pour le moins lénifiante (et confuse) de ce qui selon lui fonde les relations humaines, Schopen-hauer entreprend alors de nous persuader que   »notre sympathie ne s’adresse d’une façon directe qu’aux seules douleurs des autres ; leur bien-être ne l’éveille pas, du moins pas directement : en lui-même il nous laisse indifférents ». Pour lui, « la raison en est, que la douleur, la souffrance, et sous ces noms il faut comprendre toute espèce de privation, de manque, de besoin, et même de désir, est l’objet positif, immédiat, de la sensibilité. Au contraire le propre de la satisfaction, de la jouissance, du bonheur, c’est d’être purement la cessation d’une privation, l’apaisement d’une douleur, et par suite d’agir négativement ». Et de conclure, « c’est bien pour cela, que le besoin et le désir sont la condition de toute jouissance ».

Essayons, si possible, de mettre un peu d’ordre dans ce fatras… Car, tout de même, utiliser la rubrique « douleur-souffrance » pour y ranger à la fois « privation-manque-besoin-désir« , c’est très directement mélanger torchons et serviettes, et perdre une bonne occasion de réfléchir.

La privation renvoie à une absence réelle ; le besoin est la tension qui invite l’individu à remédier à cette absence, absence redoutable parce qu’elle concerne ses chances de survie : ceci implique qu’on y réponde réellement, matériellement, physiquement, etc.

Le manque intervient dans la dimension symbolique ; c’est le désir qui y répond. Par exemple, un livre n’est pas à sa place habituelle sur une étagère de bibliothèque. Il a laissé un vide… Ce vide ne correspond pas à un besoin ; il n’y a pas de nécessité biologique, par exemple, à le combler. En découvrant ce vide, nous y répondons d’abord en plaquant, mentalement, quelques mots sur la situation : « Là, il manque un livre » ou « Il manque le livre de tel auteur ». Déjà notre désir se porte bien au-delà de notre personne, tout en appelant une série de questions : « Était-ce bien celui-là ? » « Qu’est-il devenu ? » « En ai-je besoin maintenant ? » « Où l’avais-je acheté ? » À travers ces questions dont le réseau s’étend potentiellement à l’infini, c’est toute une partie du système du discours qui se met en situation de répondre au trouble que nous ressentons. Comme on le voit, c’est un trouble « poétique »(selon l’étymologie grecque) qui peut s’en aller très au-delà du livre lui-même et de son absence physique.

Mais qui dirait que tout cela ne peut qu’être douloureux, négatif, etc. ?

Qui dirait que la cessation de ce questionnement débouchera nécessairement, et du fait de cette seule cessation, sur de la satisfaction, du bonheur, etc. ? Ne peut-il pas se faire qu’appelé(e) par une activité plus pressante, nous renoncions avec tristesse à ce petit moment de rêverie éveillée ?… Insistons-y : ce manque n’est pas une privation…

Par contre, le manque peut, à travers la résistance, nous faire basculer dans la frustration (blessure narcissique), qui, elle, parce qu’elle s’inscrit dans le registre imaginaire, est tout ce qu’il y a de plus douloureux (pour le moi)… Mais nous ouvrons là une troisième rubrique. Laissons Schopenhauer –qui n’y voit goutte –nous y conduire malgré lui.

 

Publié dans : Non classé | le 1 janvier, 2012 |Pas de Commentaires »

8. Où l’autre n’existe qu’en tant qu’il est l’instrument de la jouissance (inconsciente) du moi

Alors qu’il s’enfonce sans s’en rendre compte au coeur de ce qui constitue finalement le processus d’aliénation, Arthur Schopen-hauer n’a de cesse de nous répéter que « ce qui est positif, ce qui de soi-même est manifeste, c’est la douleur ; la satisfaction et la jouissance, voilà le négatif : elles ne sont que la suppression de l’autre état. Telle est la raison qui fait que seuls, la souffrance, la privation, le péril, l’isolement d’autrui, éveillent par eux-mêmes et sans intermédiaire notre sympathie. En lui-même, l’être heureux, satisfait, nous laisse indifférents ; pourquoi ? Parce que son état est négatif : c’est l’absence de douleur, de privation, de misère. Et de même, quand il s’agit de nous, il faut en somme une douleur, l’ennui même, pour exciter notre activité ; la satisfaction et le contentement nous laissent dans l’inaction, dans un repos indolent : pourquoi n’en serait-il pas de même quand il s’agit des autres ? car enfin si nous participons à leur état, c’est en nous identifiant à eux. »

Entre « nous » (qu’il faut ici ramener à la pluralité des « moi ») et les « autres », le processus d’ »identification » fait apparaître l’ »excitation » (émergence de la libido, dirait Freud). Nous voici directement dans le registre imaginaire : « moi » et l’ »autre » (qui peut aisément s’éparpiller dans la collectivité vague des « autres »), l’un dans le miroir où il devient l’autre… de sorte qu’il est désormais totalement impossible de voir l’un sans voir l’autre là où il n’y est pas, et justement parce qu’il y est… L’identification, certes, mais dans l’aliénation la plus totale… Et si quelque chose vient mordre l’un, c’est l’autre qui crie : phénomène très « excitant », mais qui a le mérite d’en faire jouir un Autre (Dieu ?) pourvu que ça saigne !… La jouissance, quoi qu’en dise Schopenhauer, n’est pas de ce monde : ni réelle, ni imaginaire, ni symbolique, elle est des trois dimensions tout à la fois, ce qui n’est vraiment pas peu de choses… Faudrait-il pousser le paradoxe jusqu’à dire qu’elle est du côté du noumène ?… Mais, bien sûr, puisque, face aux pires désastres, il n’y en a qu’Un qui puisse jouir sans crainte et sans remords : c’est très précisément l’Un par excellence – Dieu. Rien que du noumène ! Mais revenons sur terre, en compagnie du très brave et très confus Schopenhauer…

Publié dans : Non classé | le 1 décembre, 2011 |Pas de Commentaires »

9. Identification/aliénation du moi à une image – Le stade du miroir

S’efforçant de donner une justification phénoménologique à ce qui, à vrai dire, appartient au registre de l’imaginaire, Schopen-hauer tient absolument à ce que soit pris en considération « cet enchaînement de faits, qui nous a paru tout à l’heure le phénomène premier en morale, la pitié : dès le premier coup d’oeil, on découvre deux degrés possibles dans ce phénomène de la souffrance d’autrui devenant pour moi un motif direct, c’est-à-dire devenant capable de me déterminer à agir ou à m’abstenir : au premier degré, elle combat les motifs d’intérêt ou de méchanceté, et me retient seulement d’infliger une souffrance à autrui, de créer un mal qui n’est pas encore, de devenir moi-même la cause de la douleur d’un autre ; au degré supérieur, la pitié, agissant d’une façon positive, me pousse à aider activement mon prochain. Ainsi la distinction entre les devoirs de droit strict et les devoirs de vertu, comme on les appelle, ou pour mieux dire, entre les devoirs de justice et les devoirs de charité, qui chez Kant est obtenue au prix de tant d’efforts, ici se présente tout à fait d’elle-même : ce qui est en faveur de notre principe. C’est la ligne de démarcation natu-relle, sacrée et si nette, entre le négatif et le positif, entre le respect de ce qui est inviolable, et l’assistance. Les termes en usage, qui distinguent les devoirs de droit strict et les devoirs de vertu, ces derniers appelés encore devoirs de charité, devoirs imparfaits, ont un premier défaut : ils mettent sur un même plan le genre et l’espèce ; car la justice, elle-aussi, est une vertu. En outre, ils impliquent une extension exagérée de la notion de devoir [...]. A la place des deux classes de devoirs ci-dessus nommées, je mets deux vertus, la justice et la charité, et je les appelle cardinales, parce que de celles-là, toutes les autres découlent en pratique et se déduisent en théorie. L’une et l’autre a sa racine dans la compassion naturelle. Or cette compassion elle-même est un fait indéniable de la conscience humaine, elle lui est propre et essentielle ; elle ne dépend pas de certaines conditions, telles que notions, religions, dogmes, mythes, édu-cation, instruction ; c’est un produit primitif et immédiat de la nature, elle fait partie de la constitution même de l’homme, elle peut résister à toute épreuve, elle apparaît dans tous les pays, en tous les temps ; aussi est-ce à elle qu’on en appelle en toute confiance, comme à un juge qui nécessairement réside en tout homme ; nulle part elle n’est comptée parmi les « dieux étrangers ». L’efficacité de ce motif vrai et naturel est donc, au premier degré, toute négative. Primitivement, nous sommes tous inclinés à l’injustice et à la violence, parce que nos besoins, nos passions, nos colères et nos haines s’offrent à notre conscience tout directement, et qu’ils y possèdent en conséquence le Jus primi occupantis [Droit du premier occupant] ; au contraire les souffrances que notre injustice et notre violence ont causées à autrui, ne s’offrent à notre esprit que par une voie détournée, à l’aide de la représentation ; encore faut-il que l’expérience ait précédé : elles arrivent donc à nous indirectement. [...] « 

D’un côté « moi« , et en face « autrui« … Aussi ronds et compacts l’un que… l’autre. Autour d’eux, l’univers retient son souffle : il se tient et se maintient dans la parenthèse. Tandis que nous, qui avons été conviés au grand spectacle par Schopenhauer, nous nous apprêtons à jouir d’une reconstitution : la scène qui réunit les deux personnages va-t-elle pouvoir être dite de « compassion naturelle » ? En tant que les deux protagonistes doivent dévoiler à nos regards tout ce qu’il faut pour que nous ayons accès à une compréhension totale de la qualité de la relation qui les unit, nous accédons à l’étrange statut moral de… voyeur (voyeuse). Mais c’est sans doute une concession nécessaire à la mani-festation de l’ultime vérité… En tout cas, si l’expérience tourne bien, et pour que ses actes subséquents soient moralement adaptés à la situation, le « moi » devrait « souffrir » très exactement comme « autrui« . N’oublions pas qu’il s’agit d’ »identifica-tion« … Le décalque doit donc être parfait : douleurs, grimaces, cicatrices, etc.

Ce qui nous innocente, nous autres les (télé)spectateurs et (télé)spectatrices, c’est évidemment qu’ »autrui » « souffre » et que les actes de « moi » que nous revivrons également auront eu pour objectif de remédier à cette souffrance… (Notons aussi que, pour l’instant, « moi » ne souffre pas encore). Quant à nous, les joyeux drilles de l’expérience Schopenhauer, nous ne sommes pas là pour troubler le jeu que nous allons observer d’un bout à l’autre : nous sommes dans la salle, où nous bénéficions d’un écran fort secourable, celui de la mise en scène rétrospective.

Ce qu’il faut, maintenant, c’est que nous nous enfilions (comme le fil se glisse par le chas d’une aiguille) dans la relation –ultra-excitante pour nous –qui « doit » (sous peine de damnation au moins éternelle, puisque la faute morale s’inscrirait pour toujours…), qui doit, donc, s’être bien passée entre « moi » et « autrui« . Nous pénétrons d’abord dans le « moi » et, de là, nous nous engouffrons à sa suite dans une « identification » à « autrui« … Selon la propreté des lieux après coup, nous pourrons vérifier qu’il ne s’est rien passé d’impur… Ce qui dépend tout simplement des motifs qui auront déterminé le comportement de « moi« .

Car c’est ici que s’introduit une casuistique qu’il ne faut pas hésiter à regarder de près… La « compassion naturelle » est le fait de notre « conscience humaine » ; elle fait partie de notre « constitution« . Ce phénomène ne supporte donc aucune (dé)monstration ; il bénéficie d’une monstration immédiate : il suffit de considérer sa propre conscience… Et tout spécialement en situation de… voyeurisme, avec mise entre parenthèse du reste du monde, et projection sur la scène du petit théâtre où il y a un « moi » et un « autre« . Là, en effet, nous nous sentons dans une confortable situation de conscience humaine qui baigne dans le jus de la compassion naturelle… à condition que nous ne découvrions pas soudainement l’Impureté qui va nous permettre de faire flamber le coupable au feu du jugement dernier.

Pour nous offrir le loisir de cerner cette vraie pureté de la pureté moins vraie, Schopenhauer nous invite à raffiner encore l’ana-lyse… Si c’est effectivement la si précieuse « compassion naturelle » qui se trouve démontrée, nous ne pouvons pas encore en déduire que le « moi » a gagné son procès… Il reste à savoir si cette « compassion naturelle » est venue par la voie de la « justice » ou par celle de la « charité« .

Reprenons : s’il y a « compassion naturelle« , l’ »identification » a été parfaite. Par conséquent, le « moi » porte exactement les mêmes douleurs, grimaces, cicatrices, etc. Ça lui donne une drôle d’allure, certes, mais ça ne prouve rien en ce qui concerne les « motifs » qui l’ont conduit là où il est, c’est-à-dire devant nous, ses juges… Un exemple : Jésus sur sa croix ne se distinguait guère des deux larrons…

Sans manquer aujourd’hui encore au respect qui lui est dû, mais pour avoir une conscience parfaite de la valeur morale réelle de sa situation de martyr par contraste avec celle de ses deux voisins de palier, on peut toujours faire l’inventaire des motifs qui l’ont poussé à venir là en toute connaissance de cause (ce qu’il semble avoir oublié quand il s’égare à demander : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », tandis que Dieu s’est bien gardé de lui répondre la stricte vérité : « Mais pour jouir de ton malheur, mon pauvre Fils !…) Voilà donc ce que c’est que d’aller s’identifier aux humains quand on est Fils de Dieu.

 

Mais revenons-en à Schopenhauer…

Publié dans : Non classé | le 10 novembre, 2011 |1 Commentaire »

10. En tant qu’instrument de la jouissance (inconsciente) du moi, l’autre constituera une cible commode dans le jeu politique du droit de propriété

Regardons de plus près ce petit raffinement supplémentaire : « justice » et « charité« , la première n’étant malheureusement que « négative » quand la seconde est « positive« …

« Une autre preuve du caractère négatif qui, malgré l’apparence, est celui de la justice, poursuit Schopenhauer, c’est cette définition triviale : « Donner à chacun ce qui lui appartient.  » Si cela lui appartient, on n’a pas besoin de le lui donner ; le sens est donc : « Ne prendre à personne ce qui lui appartient. » La justice ne commandant rien que de négatif, on peut l’imposer : tous en effet peuvent également pratiquer le « neminem laede » [ne nuis à personne]. »

La dite définition « triviale » de la justice sonne de façon étrange : « Donner à chacun ce qui lui appartient. » On s’attendrait plutôt à trouver : « Donner à chacun ce qui lui revient. » Ce qui est tout de même autre chose, en ce sens que cela introduit une toute autre dimension que le rattachement au simple droit de propriété…

En tout cas, Schopenhauer ne nous laisse pas le choix… Et d’ailleurs il enfonce aussitôt le clou dans la même direction… Être juste, ce serait donc : « Ne prendre à personne ce qui lui appartient« … Autrement dit : « Ne vole pas », « Respecte le droit de propriété ». Voilà une justice qui nous remet effectivement les pieds sur terre…

« Les notions de tort et de droit signifient donc autant que dommage et absence de dommage, en comprenant sous cette dernière expression l’acte d’éloigner un dommage : ces notions sont évidemment indépendantes des législations, et les précédent : il y a donc un droit purement moral, un droit naturel, et une doctrine pure du droit ; pure, c’est-à-dire indépendante de toute institution positive. Les principes de cette doctrine ont, à vrai dire, leur origine dans l’expérience, en ce qu’ils apparaissent à la suite de la notion de dommage : mais en eux-mêmes, ils sont fondés dans l’entendement pur : c’est lui qui a priori nous met en main cette formule : « causa causae est causa effectus » [la cause de la cause est aussi la cause de l’effet] ; dont le sens ici est que si j’accomplis tel acte pour me protéger contre l’agression d’un autre, je ne suis pas la cause première de cet acte, mais bien lui ; donc je peux m’opposer à tout empiétement de sa part, sans lui faire injustice. C’est comme la loi de la réflexion transportée dans le monde moral.« 

 Ayant ainsi fondé la justice sur le droit de propriété, Schopenhauer s’aventure un peu plus loin : avant même qu’autrui ait esquissé le moindre geste délictueux envers ma propriété, et donc « pour me protéger contre l’agression d’un autre« , « je peux m’opposer à tout empiètement de sa part, sans lui faire injustice« .

Et c’est tout juste à cet instant que le bon Arthur nous fournit la preuve qu’ici nous sommes effectivement dans le registre imaginaire (opposition moi –autrui) qui se constitue selon un effet de miroir : « C’est comme la loi de la réflexion transportée dans le monde moral.« 

Concrètement, voilà ce que cela veut dire : à tout moment, je peux prêter des intentions à autrui… c’est-à-dire que s’il me vient à l’esprit qu’autrui risque de me dépouiller de mon bien, cette intention -grâce à l’intercession du registre imaginaire -est simultanément la sienne (jeu de miroir). Je peux donc, en toute bonne foi et instantanément « m’opposer à tout empiètement de sa part, sans lui faire injustice« , et crier « au voleur ! » comme un fou furieux…

Or, comme Schopenhauer n’est pas fou, il sait pertinemment que cette dénonciation n’a pas à intervenir aussi directement : il suffit, pour les possédants, de s’en prendre, dans l’abstrait aux voleurs, fainéants et autres membres des classes pauvres et dangereuses… C’est un droit. C’est tout simplement le plein exercice du droit de propriété dans une société divisée en propriétaires et prolétaires… C’est le nerf de l’idéologie dominante qui anime « moralement » le système d’exploitation de l’être humain par l’être humain.

Et il est urgent de bien faire savoir au peuple qu’il y toujours ici ou là de très dangereux… voleurs de bicyclette.

 

Publié dans : Non classé | le 23 octobre, 2011 |Pas de Commentaires »
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