S’efforçant de donner une justification phénoménologique à ce qui, à vrai dire, appartient au registre de l’imaginaire, Schopen-hauer tient absolument à ce que soit pris en considération « cet enchaînement de faits, qui nous a paru tout à l’heure le phénomène premier en morale, la pitié : dès le premier coup d’oeil, on découvre deux degrés possibles dans ce phénomène de la souffrance d’autrui devenant pour moi un motif direct, c’est-à-dire devenant capable de me déterminer à agir ou à m’abstenir : au premier degré, elle combat les motifs d’intérêt ou de méchanceté, et me retient seulement d’infliger une souffrance à autrui, de créer un mal qui n’est pas encore, de devenir moi-même la cause de la douleur d’un autre ; au degré supérieur, la pitié, agissant d’une façon positive, me pousse à aider activement mon prochain. Ainsi la distinction entre les devoirs de droit strict et les devoirs de vertu, comme on les appelle, ou pour mieux dire, entre les devoirs de justice et les devoirs de charité, qui chez Kant est obtenue au prix de tant d’efforts, ici se présente tout à fait d’elle-même : ce qui est en faveur de notre principe. C’est la ligne de démarcation natu-relle, sacrée et si nette, entre le négatif et le positif, entre le respect de ce qui est inviolable, et l’assistance. Les termes en usage, qui distinguent les devoirs de droit strict et les devoirs de vertu, ces derniers appelés encore devoirs de charité, devoirs imparfaits, ont un premier défaut : ils mettent sur un même plan le genre et l’espèce ; car la justice, elle-aussi, est une vertu. En outre, ils impliquent une extension exagérée de la notion de devoir [...]. A la place des deux classes de devoirs ci-dessus nommées, je mets deux vertus, la justice et la charité, et je les appelle cardinales, parce que de celles-là, toutes les autres découlent en pratique et se déduisent en théorie. L’une et l’autre a sa racine dans la compassion naturelle. Or cette compassion elle-même est un fait indéniable de la conscience humaine, elle lui est propre et essentielle ; elle ne dépend pas de certaines conditions, telles que notions, religions, dogmes, mythes, édu-cation, instruction ; c’est un produit primitif et immédiat de la nature, elle fait partie de la constitution même de l’homme, elle peut résister à toute épreuve, elle apparaît dans tous les pays, en tous les temps ; aussi est-ce à elle qu’on en appelle en toute confiance, comme à un juge qui nécessairement réside en tout homme ; nulle part elle n’est comptée parmi les « dieux étrangers ». L’efficacité de ce motif vrai et naturel est donc, au premier degré, toute négative. Primitivement, nous sommes tous inclinés à l’injustice et à la violence, parce que nos besoins, nos passions, nos colères et nos haines s’offrent à notre conscience tout directement, et qu’ils y possèdent en conséquence le Jus primi occupantis [Droit du premier occupant] ; au contraire les souffrances que notre injustice et notre violence ont causées à autrui, ne s’offrent à notre esprit que par une voie détournée, à l’aide de la représentation ; encore faut-il que l’expérience ait précédé : elles arrivent donc à nous indirectement. [...] «
D’un côté « moi« , et en face « autrui« … Aussi ronds et compacts l’un que… l’autre. Autour d’eux, l’univers retient son souffle : il se tient et se maintient dans la parenthèse. Tandis que nous, qui avons été conviés au grand spectacle par Schopenhauer, nous nous apprêtons à jouir d’une reconstitution : la scène qui réunit les deux personnages va-t-elle pouvoir être dite de « compassion naturelle » ? En tant que les deux protagonistes doivent dévoiler à nos regards tout ce qu’il faut pour que nous ayons accès à une compréhension totale de la qualité de la relation qui les unit, nous accédons à l’étrange statut moral de… voyeur (voyeuse). Mais c’est sans doute une concession nécessaire à la mani-festation de l’ultime vérité… En tout cas, si l’expérience tourne bien, et pour que ses actes subséquents soient moralement adaptés à la situation, le « moi » devrait « souffrir » très exactement comme « autrui« . N’oublions pas qu’il s’agit d’ »identifica-tion« … Le décalque doit donc être parfait : douleurs, grimaces, cicatrices, etc.
Ce qui nous innocente, nous autres les (télé)spectateurs et (télé)spectatrices, c’est évidemment qu’ »autrui » « souffre » et que les actes de « moi » que nous revivrons également auront eu pour objectif de remédier à cette souffrance… (Notons aussi que, pour l’instant, « moi » ne souffre pas encore). Quant à nous, les joyeux drilles de l’expérience Schopenhauer, nous ne sommes pas là pour troubler le jeu que nous allons observer d’un bout à l’autre : nous sommes dans la salle, où nous bénéficions d’un écran fort secourable, celui de la mise en scène rétrospective.
Ce qu’il faut, maintenant, c’est que nous nous enfilions (comme le fil se glisse par le chas d’une aiguille) dans la relation –ultra-excitante pour nous –qui « doit » (sous peine de damnation au moins éternelle, puisque la faute morale s’inscrirait pour toujours…), qui doit, donc, s’être bien passée entre « moi » et « autrui« . Nous pénétrons d’abord dans le « moi » et, de là, nous nous engouffrons à sa suite dans une « identification » à « autrui« … Selon la propreté des lieux après coup, nous pourrons vérifier qu’il ne s’est rien passé d’impur… Ce qui dépend tout simplement des motifs qui auront déterminé le comportement de « moi« .
Car c’est ici que s’introduit une casuistique qu’il ne faut pas hésiter à regarder de près… La « compassion naturelle » est le fait de notre « conscience humaine » ; elle fait partie de notre « constitution« . Ce phénomène ne supporte donc aucune (dé)monstration ; il bénéficie d’une monstration immédiate : il suffit de considérer sa propre conscience… Et tout spécialement en situation de… voyeurisme, avec mise entre parenthèse du reste du monde, et projection sur la scène du petit théâtre où il y a un « moi » et un « autre« . Là, en effet, nous nous sentons dans une confortable situation de conscience humaine qui baigne dans le jus de la compassion naturelle… à condition que nous ne découvrions pas soudainement l’Impureté qui va nous permettre de faire flamber le coupable au feu du jugement dernier.
Pour nous offrir le loisir de cerner cette vraie pureté de la pureté moins vraie, Schopenhauer nous invite à raffiner encore l’ana-lyse… Si c’est effectivement la si précieuse « compassion naturelle » qui se trouve démontrée, nous ne pouvons pas encore en déduire que le « moi » a gagné son procès… Il reste à savoir si cette « compassion naturelle » est venue par la voie de la « justice » ou par celle de la « charité« .
Reprenons : s’il y a « compassion naturelle« , l’ »identification » a été parfaite. Par conséquent, le « moi » porte exactement les mêmes douleurs, grimaces, cicatrices, etc. Ça lui donne une drôle d’allure, certes, mais ça ne prouve rien en ce qui concerne les « motifs » qui l’ont conduit là où il est, c’est-à-dire devant nous, ses juges… Un exemple : Jésus sur sa croix ne se distinguait guère des deux larrons…
Sans manquer aujourd’hui encore au respect qui lui est dû, mais pour avoir une conscience parfaite de la valeur morale réelle de sa situation de martyr par contraste avec celle de ses deux voisins de palier, on peut toujours faire l’inventaire des motifs qui l’ont poussé à venir là en toute connaissance de cause (ce qu’il semble avoir oublié quand il s’égare à demander : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », tandis que Dieu s’est bien gardé de lui répondre la stricte vérité : « Mais pour jouir de ton malheur, mon pauvre Fils !…) Voilà donc ce que c’est que d’aller s’identifier aux humains quand on est Fils de Dieu.
Mais revenons-en à Schopenhauer…